top of page
Rechercher
  • Photo du rédacteurC.Martin

ENTRETIEN AVEC GUILLAUME BOUTIN

Dernière mise à jour : 23 août 2018

Après avoir décidé de centrer mes recherches sur une étude de cas du site Sens Critique, j'ai commencé à étudier la plate-forme de façon plus analytique, pour essayer d'en saisir à la fois le fonctionnement, les différentes utilisations, les dynamiques sociales, ainsi que les discours. Afin de comprendre les usages et les comportements des membres, il m'a paru évident qu'il était tout d'abord primordial de comprendre et d'analyser le dispositif en lui-même.

Et la meilleure façon de le comprendre, selon moi, a été d'avoir l'opportunité d'en saisir les objectifs et les rouages. En effet, j'ai pensé que savoir les ambitions avec lesquelles le site a été conçu, pensé et développé. J'ai donc contacté l'équipe de Sens Critique avec l'ambition de rencontrer l'un de ses fondateurs, dans l'espoir de pouvoir leur poser quelques questions. Le 10 Janvier 2018, je me suis rendue à Paris afin de rencontrer l'un des co-fondateurs de Sens Critique, Guillaume Boutin.

Les fondateurs de Sens Critique (de gauche à droite) : Guillaume Boutin, Kevin Kuipers et Clément Apap.

Des premières recherches bibliographiques que j'avais pu faire, quelques thématiques et quelques questions balisaient déjà ma réflexion. J'avais donc préparé, pour cette entrevue, un guide avec quelques questions préparées, et des thématiques à aborder.

GUIDE DE L'ENTRETIEN


Général : Combien d'utilisateurs ? Quelle évolution ?

Pourquoi avoir créé le site ? Quel constat/impulsion ? Quels objectifs/convictions ?

Qui utilise SC ? Un « profil-type? » La critique : Quelle part de la critique rédigée ? Quelle motivation, selon vous ? La critique appelle la critique ? (questionner la force du social dans l'évaluation et la popularité d'une œuvre) La communauté : Dispositif engageant. Pourquoi ? Avantages à être très actif ? Équipe de SC en contact avec des membres ? Modération ? Les profils : Parler des « Grands éclaireurs » (membres très actifs et très populaires). Membres : plutôt identité réelle ou profil construit ? Anonymat = levier d'action ? La recommandation : Construction d'une autorité/légitimité par l'activité. Membres évalués, hiérarchisés. Force du bouche-à-oreille ? Votre définition de la recommandation culturelle ? Recommandation culturelle = Forme de relation sociale ?



RÉSUMÉ DE LA RENCONTRE


La rencontre commence par des questions très générales. Ainsi, Sens Critique compte, au moment de l'entretien, 900 000 membres, dont 150 000 vraiment actifs, et sa croissance est assez régulière. Le constat fait par ses trois co-fondateurs, avant sa création, était la force de la recommandation sociale et l'intérêt du bouche-à-oreille, qu'ils considèrent comme « le graal de toute l'industrie culturelle aujourd'hui », en se disant que l'influence d'une personne n'est pas forcément liée ni à sa puissance, ni à sa légitimité, mais à sa proximité avec l'utilisateur. Et de plus en plus, les relais d'influence traditionnels, à savoir les journalistes et les médias, ont un pouvoir de prescription amoindri. La logique était de créer un outil dédié qui permettrait « d'organiser son bouche-à-oreille et de pouvoir facilement exploiter l'avis des gens qui nous sont proches ».

Ils ont construit le projet sur trois axes : Recueillir des datas, par le fait que l'on puisse critiquer, noter, lister, donner son avis sur une œuvre culturelle. La dimension sociale, en créant un réseau social avec un système de follower/followé pour la constitution d'un réseau d'influence, où « tu te crées toi même ta proximité, et tu donnes toi-même le curseur à la force de cette prescription ». Un média, accessible à tous sans l'obligation de détenir un compte, pour « que tu puisses juste aller voir les avis de vrais gens ».

Guillaume Boutin met en lien ce troisième point avec ce qu'il qualifie d'un « phénomène de notre époque » : la défiance envers les médias. Il décrit une crise généralisée des médias culturels, qui est structurelle. (« globalement, tous les médias culturels ne se portent pas bien »), dont l'audience non seulement baisse, mais vieillit également. (« Sens Critique, c'est 90% de gens qui ont moins de 35 ans. Télérama, c'est 90% de gens qui ont plus de 35 ans »), et il explique ceci en un « besoin des nouvelles générations de s'émanciper des poncifs, avec des stars de la critique » qui disent ce qui est bien ou pas. Sens Critique, là dedans, est finalement là pour pouvoir facilement échanger « avec ses potes » et avoir les avis « des vrais gens », avec la volonté de pouvoir donner la parole à ces personnes, et d'estimer que leur parole vaut très largement celle des critiques professionnels.

La consommation et la réception d'un bien culturel est quelque-chose de tout à fait personnel, qui fait intervenir le goût, les émotions, et les ressentis de ceux qui les consomment. Le jugement, ou l'évaluation d'un bien culturel, fait donc généralement appel à la subjectivité de celui qui émet ce jugement. Sur Sens Critique, la volonté est de mettre en place une objectivité de l'évaluation d'une oeuvre, car « la somme des subjectivités peut tendre à une certaine objectivité », par exemple, la d'une œuvre est constituée de la moyenne de toutes les notes qui lui ont été attribuées.

La discussion est ensuite revenue sur la crise des médias, la défiance envers les critiques professionnels, et notamment la présence, dans certain médias, de « deals » effectués entre les industries culturelles et les journalistes, et donc de critiques et de jugements « achetés ». Les critiques professionnels seraient alors, dans quelques cas isolés, le résultat d'un discours marchand déguisé. Guillaume Boutin explique que, même si ce cas est loin d'être une généralité, la défiance s'est pourtant propagée, et les médias font souvent aujourd'hui l'objet de « procès d'intention » qui sont très largement injustifiés, voire infondés. Il en donne deux exemples :

- Le film « C'est tout pour moi », de Nawell Madani. Allociné s'est retrouvé accusé d'avoir été payé suite à un nombre très important de critiques positives sur le film le jour de sa sortie. Il s'avèrait en fait que Nawell Madani dispose d'une communauté de fans assez importante, et qu'elle avait fait une centaine d'avant-premières en demandant au public d'aller noter son film, ce que son public a fait.

- Le film « Aladin », avec Kev Adams. Allociné, suite à la sortie du film, a fermé brutalement la section « commentaires » de la fiche du film. Ils ont été accusé d'avoir été payé par la production pour désactiver les commentaires, parce qu'ils en auraient reçu des trop négatifs. En fait, il n'en était rien. Kev Adams étant de confession juive et des commentaires à la limite de l'antisémitisme ayant été repérés, la section de dialogue avait été fermée pour éviter tout débordement.

La problématique rencontrée face à « Aladin » a ensuite amené la conversation sur la question de la liberté de parole, et de la modération. En effet, dans des espaces communautaires où la parole est libre, certaines dérives peuvent être constatées : on parle alors de « troll » ou de « haters », des personnes qui investissent ces espaces dotés de mauvaises intentions et qui s'amusent à critiquer de façon très virulente, insulter, voire même prolifèrent « des menaces de mort ». C'est un écueil qui arrive fréquemment lorsque l'on gère une communauté, et que l'on donne trop la parole à ses membres. Il existe donc des publics difficiles à contenir, et c'est alors la modération qui opère le tri des discours qui seraient indésirables, ou dangereux. Sur Sens Critique, ce problème n'existe pas vraiment. « Parce qu'historiquement, on a une communauté de mecs plutôt cultivés, qui aiment écrire, enfin il y avait une certaine qualité de la communauté (…), une communauté qui a une certaine tenue ». Sur Sens Critique, la modération est donc quasiment inexistante, la seule limite dans la liberté d'expression étant la loi. Comme le dit Guillaume Boutin, « on a créé Sens Critique pour laisser la parole aux gens, donc c'est pas pour les embêter ». Il ne nie pas la présence de certaines discussions animées, de commentaires qui peuvent aller parfois loin, mais précise qu'en 7 ans, ils n'ont dû supprimer qu'une vingtaine de comptes d'utilisateurs. Ce qui est très peu.

J'ai ensuite voulu savoir s'il existait un profil-type des utilisateurs de Sens Critique. De manière générale, il y a sur le site 60% d'hommes pour 40% de femmes, une moyenne d'âge qui se situe en dessous de 35 ans, avec un cœur âgé de 20 à 25 ans. Néanmoins, il n'existe pas d'utilisateur-type, il existe des utilisateurs-types. Comme il le dit, « on a des fans de blockbusters, des fans de vieux films, de séries, de littérature étrangère... C'est une somme de plein de communautés. »

Nous nous sommes ensuite intéressés de plus près à la critique rédigée, objet central de mon sujet de recherche. La part de la critique rédigée, sur Sens Critique, est très faible. Pour 100 personnes qui notent, seules 5 vont s'engager dans la rédaction d'une critique. Et c'est un pourcentage qui semble avoir baissé avec le temps, puisqu'au lancement du site, 15% voire 20% s'engageait dans cette pratique. Plusieurs raisons l'expliquent. Tout d'abord, la critique rédigée ne représente qu'un des nombreux usages du site. Ensuite, les nouveaux membres semblent avoir peur de s'engager dans la publication de critiques, par crainte du jugement des autres : « les gens n'osent pas par peur de créer le malaise, ou qu'on se moque d'eux ». De plus, la communauté a grandi, et il est donc aujourd'hui plus difficile de s'ériger au sein de cette communauté et d'avoir de la visibilité. Visibilité car, selon Guillaume Boutin, si quelqu'un publie ses critiques, c'est d'abord et avant tout pour être lu, et satisfaire l'égo. Cependant, les critiques trouvent très peu de lecteurs : là où 90% des gens regardent la note, très peu parcourent les critiques. Néanmoins, même si sa part est faible, la critique est importante pour Sens Critique, mais plus de l'ordre du symbolique.

Gagner en visibilité sur le site nécessite un réel travail, dans l'intensité de l'activité tout comme dans la durée. C'est ce que les « power-users » ont fait : les utilisateurs les plus actifs du site, appelés les « insiders », et qui regroupent un nombre important d'abonnés. A noter que Sens Critique fonctionne sur un modèle de curation : pour que les critiques soient vues, ou mises en avant, il faut qu'elles soient lues et/ou aimées. Ainsi, les membres ayant beaucoup d'abonnés auront plus de facilité à recueillir ces vues/likes, et seront donc plus facilement mis en avant qu'un nouveau membre, à qui il prendra un certain temps avant de se faire repérer. Et cette popularité contribue à toujours plus de popularité.

Nous avons ensuite abordé les modèles de rémunération du site, car j'avais remarqué qu'en page d'accueil du site, l'on pouvait trouver des extraits de critiques mis en avant. Puisqu'ils essayent de trouver des moyens pour qu'il y ait le moins de pub possible sur le site, ils se doivent de trouver d'autres logiques de monétisation. Ainsi, Guillaume Boutin a mis en avant deux modèles : Celui de la mise en avant de critiques, dans le cadre d'un partenariat avec les producteurs de films, sur la page d'accueil du site. Cette fois, loin du modèle de curation, c'est Sens Critique qui choisit, sur des critères qualitatifs, les critiques qui le méritent. La mise en place d'un Club, rassemblant les membres les plus actifs de la plate-forme, appelés « insiders », pour leur faire profiter des choses de manière privilégiée (avant-premières, soirées thématiques, etc...) En effet, dans la continuité des logiques d'influence et de proximité, ces membres très actifs sont les membres les plus influents de Sens Critique. Ainsi, ils « prêchent » ensuite la bonne parole sur le site. Guillaume Boutin souligne qu'il s'agit également d'un moyen de fidéliser ces contributeurs importants.


Je suis ensuite revenue sur les motivations qu'un membre aurait à rédiger des critiques sur Sens Critique. Celle d'être lue, et donc de gagner en visibilité, est celle qui est revenue. Car en effet, sur Sens Critique, il existe des indicateurs qui disent combien de fois la critique a été lue, combien de « j'aime » elle a reçue... Et les membres semblent très méticuleux quant à ces chiffres, au point de les suivre « au jour le jour ». Guillaume Boutin précise également que beaucoup de critiques sur le site sont issues de bloggeurs, qui postent une partie de leur critique sur le site, et renvoie sur leur blog pour le reste. Ils utilisent donc Sens Critique pour augmenter l'audience de leur propre site. Il existe sur le dispositif également des « échanges de bons procédés ». Il n'est pas rare que les membres s'accordent entre eux, implicitement ou explicitement, afin de se rendre des services. « Si tu me suis, je te suis, si tu likes ma critique, je like la tienne... etc. ». Ces pratiques s'inscrivent dans une quête de visibilité, de reconnaissance, et de satisfaction de l'égo. Guillaume Boutin ajoute que « ça en dit aussi beaucoup de l'époque. On est pas au niveau des selfies, mais il y a ce besoin de se montrer, et le besoin de reconnaissance. »

Ainsi donc, l'anonymat n'est pas la norme sur Sens Critique, car d'ailleurs 60% des membres se sont inscrit via le « Facebook Connect », et rare sont ceux qui désactivent l'affichage de leur nom et le renvoi vers leur profil Facebook. Il précise ici que de manière générale, l'anonymat sert aux personnes qui ont quelque chose à cacher, ou qui ont de mauvaises intentions (par exemple, les trolls).

Nous avons pour finir parlé de la recommandation culturelle. « La recommandation, c'est juste véhiculer une envie. Après, il peut y avoir toutes sortes de véhicules. Ca peut être une bande-annonce vue sur Facebook, l'avis d'un pote, l'avis de plusieurs personnes avec un bouche-à-oreille important, ça peut être la presse aussi, il ne faut pas la négliger ».Néanmoins, le premier véhicule reste le bouche-à-oreille. Le succès d'une œuvre culturelle se trouve dans le fait que les gens en parlent, « les vrais gens, pas les professionnels ». Il donne comme exemples les grands succès du cinéma français, à l'instar d'« Intouchables » ou de « Bienvenue chez les Ch'tis », où « à un moment, tu vas pas voir le film parce que t'as envie de le voir, tu vas le voir parce que tout le monde en parle, et toi aussi tu veux pouvoir en parler. (…) Et tu dépasses le cadre de l'appréciation. C'est juste que tout le monde a un avis dessus, et toi aussi tu veux pouvoir donner ton avis. »

La discussion s'est terminée sur la question de la recommandation culturelle comme forme de relation sociale. « Quand les gens n'ont rien à se dire, bah ils se demandent « Qu'est ce que tu as vu récemment au cinéma ? ». » Les récentes consommations culturelles sont ainsi des sujets de discussions, des sujets de rapprochement, des sujets qui créent du lien. D'ailleurs, de nombreuses personnes se sont rencontrées par le biais de Sens Critique. Des gens qui partagent des passions, qui en discutent, qui échangent, qui se font découvrir des choses... Et ces rencontres se traduisent généralement, quand la distance le peu, dans le monde physique.

Nous avons conclu en revenant sur le fait qu'il n'existe pas un utilisateur Sens Critique, mais bien une pluralité d'utilisateurs Sens Critique, et des multiples formes d'utilisation du dispositif. Il existe donc à la fois une grande diversité de profils, et une multiplicité et d'usages.

6 vues0 commentaire

Posts récents

Voir tout
bottom of page